L'ami du roi serpent

L'ami du roi serpent



                        Henry se jeta littéralement sur la route. Les genoux et les mains tapèrent l'asphalte encore brûlant, généreusement chauffé par un soleil caniculaire. Il se releva au son du klaxon du car scolaire.L'ami du roi serpent

Henry se jeta littéralement sur la route. Les genoux et les mains tapèrent l'asphalte encore brûlant, généreusement chauffé par un soleil caniculaire. Il se releva au son du klaxon du car scolaire.

« T'es malade de te jeter comme ça ?! T'aurais pu te faire emporter par une voiture ! »

Henry oublia de répondre. Il s'empressa de rejoindre l'autre côté de la route. Lorsqu'il se retourna, l'autobus avait déjà dépassé le panneau de sortie du village. À présent, il était seul face aux trois terreurs de son collège : Charlie et les cousins Pedone. Lui était déterminé à ne pas se faire défroquer, eux à lui faire payer leurs journées de colle.

Henry n'avait pas l'avantage. Il était chaussé dans des sandales, ses genoux écorchés étaient surmontés d'un short trop serré et il portait un sac à dos lesté par sa lecture du week-end. Alors qu'il démarrait sa course, il regretta d'avoir porté son choix pour ce tome volumineux de la Quête de Galac. Il sentait son poids au travers des lanières qui lui lacéraient les épaules. Il regretta également d'avoir aussi abusivement séché les cours de sport et d'avoir privilégié l'endurance mentale en dévorant, des heures durant, des livres dont vous êtes le héros. Un lancer de dés n'allait pas le sauver. Il ne fallut que quelques enjambées à Charlie et ses compères, tous trois accoutrés de leurs habituelles tenues sportives, pour sauter au cou de leur proie et le faire vaciller en arrière. Dans cette mauvaise posture, il était semblable à une tortue que trois enfants tortionnaires avaient retournée sur le dos, pour s'amuser. Ils se situaient à la hauteur d'un bar de paris sportifs. La chaleur avait chassé les turfistes des terrasses. De l'autre côté de la rue, et même un peu plus loin, ce n'était que volets fermés et limonade-télé. Le monde des vivants abandonnait Henry à son sort, préoccupé par le gain d'un peu de fraîcheur et pour les abonnés du journal local, par la mystérieuse disparition du jeune Boris ; Bobor pour les intimes.

- T'espérais nous échapper longtemps comme ça ? On t'avait dit qu'on te passera dessus si jamais tu nous balançais au dirlo. Décidément, tu seras toujours aussi con.

- Ouais avec tous les bouquins que tu lis, on pensait que tu serais plus intelligent que ça !

Henry se contenta de les écouter ricaner. Un petit coup sous la cuisse le fit tressaillir.

- Allez lève-toi, on va aller ailleurs.

- Allez, remue-toi, rajouta Charlie tout en abattant la semelle de sa basket sur le ventre du jeune garçon.

- Charlie, on devrait y aller maintenant, s'inquiéta l'un des Pedone, si quelqu'un sort...

- ... Ouais, aide-moi à le relever.

Tous les trois redressèrent le jeune Henry qui se laissa tirer par les bras.

Ils le firent avancer, le tenant à vue à quelques pas d'eux, tandis qu'ils élaboraient en silence leur plan machiavélique. De temps en temps, ils lui ordonnèrent d'avancer plus vite ou de prendre une direction. Henry constata avec angoisse qu'il s'était déjà bien éloigné de la maison. La correction qu'il allait recevoir en rentrant tard chez lui balaya la peur de ce qui l'attendait.

Il s'engagea de force sur un petit chemin de terre qui guidait les promeneurs vers un grand bois. Il n'avait jamais osé l'explorer. Il se risqua à poser la question, en redoutant la réponse.

- Vous allez m'emmener dans le bois, c'est ça ? Pitié ne faites pas ça, je ne retrouverai jamais mon chemin.

Henry provoqua l'hilarité générale.

- Qu'est-ce qui se passe ? Tu as peur du grand méchant loup, c'est ça ?

- Je ne veux pas faire ça !

Henry s'était arrêté. Il se retourna en direction de Charlie et des Pedone. Il les défia, déterminé à ne pas laisser transparaître sa peur. Les trois terreurs se regardaient avec complicité. Un effroyable sourire se dessinait sur leurs visages. Henry se sentait comme un héros désarmé face à des gobelins de faible niveau. Toute fuite n'était pas permise. Après un bref instant suspendu où Henry jaugeait son taux de survie en cas de violente attaque, Charlie et les Pedone se jetèrent littéralement sur lui. Le jeune garçon protégeait tant bien que mal ses attributs vestimentaires. En vain. Ils ne lui épargnèrent pas non plus le dernier rempart de son intimité. Recroquevillé comme un fœtus nostalgique de sa paisible apesanteur, il se protégeait des coups et des moqueries des trois géants qui lui cachaient le soleil. Il poussa un sanglot déchirant, un cri d'alerte pour toutes les créatures invisibles pouvant lui servir d'alliées. Sous ses yeux noyés de chagrin, passait un scarabée bleu brillant qui ne se sentait pas concerné par son malheur. Ses tortionnaires étaient partis, emportant avec eux ses vêtements et tout ce qu'il lui restait de dignité. Ils lui avaient laissé ses sandales. Ou peut-être les avaient-ils oubliées. Henry les ramassa, éparpillées et poussiéreuses, et trimbala son mal-être en direction du bois, avec l'idée de se couvrir de nature. Il avait épuisé sa dernière ressource d'eau en larmes et se sentait aussi sec que la mue d'un serpent. La soif le tenaillait. Quelques mètres plus loin, il oublia qu'il était nu. Le soleil lui transperça le front et l'étourdit. Il allait trouver son salut sur ce chemin de terre, de pierre et de crasse. Il s'effondrerait un peu plus loin, échappant aux regards des randonneurs qui le prendraient pour un banal animal mort. Sa photo rejoindrait celle de Boris dans le journal et de tous les autres. Son père serait furieux, répétant sans cesse qu'il aurait dû l'écouter.

« C'est dangereux de traîner dehors après l'école ! Tu sais combien il y a de personnes que l'on n'a jamais retrouvées ici ? »

Tel un mirage, elle était là pour l'accueillir. D'abord, il n'y avait vu qu'un portail, caché dans les buissons touffus, brunis par une forte exposition au soleil. Lorsqu'il se rapprocha de cette entrée, une maison s'élevait au-dessus des branchages. Elle semblait avoir été assemblée, pierre après pierre, par un architecte possédant un sens douteux de la perspective. Avec une vue d'ensemble, la structure semblait légèrement pencher vers la gauche. Les lourdes poutres de la toiture participaient à ce déséquilibre. Henry pencha sa tête contre le portail et laissa les arbustes cacher le reste de son corps. Une large cour le maintenait à distance de la porte d'entrée. Un coq patrouillait sur toute la parcelle, slalomant parmi quelques poules brunes.

- S'il vous plaît, dit-il timidement. S'il vous plaît, est-ce qu'il y a quelqu'un ? Aidez-moi s'il y a quelqu'un ! S'il vous plaît !

Il finit par gagner en assurance, amplifiant sa voix, surprenant la volaille. L'antique porte en bois de l'entrée s'ouvrit sur une petite femme. Elle était sobrement vêtue d'un tissu appartenant à un siècle qu'Henry n'avait pas connu. Il descendait juste en dessous des genoux. Les bras étaient découverts. L'ensemble donnait l'impression au jeune garçon, d'un corps membré par des brindilles de chair. Il était encore trop loin pour distinguer son visage. Il n'y voyait qu'une forme entourée par un foulard mais se doutait qu'il se trouvait en présence d'une dame âgée. Elle murmurait quelque chose, s'adressant à quelqu'un juste derrière elle. La lumière extérieure n'était pas suffisante pour éclairer un intérieur plongé dans la pénombre.

- Pardon de vous déranger madame, je ne me sens pas bien du tout. Je peux avoir un verre d'eau ?

- Qui es-tu ? Quel âge as-tu ?

Sa voix était forte sans être impressionnante.

- Je m'appelle Henry, j'habite un peu plus loin dans les lotissements. Je vais au collège, j'ai eu treize ans en mars dernier et...

- ... alors tu n'as qu'à entrer, lui répondit-elle soudainement avec douceur.

Henry se sentit un peu plus mal à l'aise.

- Je veux juste un verre d'eau. Vous pouvez m'en apporter un ?

- Si tu entres, tu auras toute l'eau que tu voudras. Il fait frais. C'est très agréable, tu verras.

Il avait lu bon nombres d'histoires fantastiques à propos de vieilles femmes malfaisantes qui attiraient par leur bienveillance, de naïfs innocents. D'ailleurs, ses jambes si fines ne s'apparentaient-elles pas à des pattes d'oiseaux ?

- Non, désolé madame, je ne peux pas, mes parents m'ont interdit de rentrer chez des inconnus. Je vais partir maintenant.

Henry pressa le pas. Il ne lui fallait plus beaucoup de pas pour atteindre le bois. S'il avait de la chance, il y trouverait une source d'eau.

- Attends !

Le jeune garçon en fut pétrifié. La voix était proche. Juste derrière son oreille. Une main se posa sur son omoplate. Elle était fraîche et étonnamment douce ; une peau quasi juvénile. Elle tâtonnait son dos, sur toute sa surface. Lorsque la main s'apprêtait à descendre plus bas, Henry s'éloigna à temps. Il tremblait. Cependant, il n'avait pas conscience à quel point il était terrorisé. Il prit le risque malgré tout de tourner la tête derrière son épaule. Il se souvenait d'un livre où un petit garçon avait peur du monstre caché dans son placard. Une nuit, il avait décidé de l'affronter et y était pénétré. Il s'était rendu compte qu'il ne s'agissait que d'une peluche oubliée. Henry se retourna entièrement et laissa échappa un cri de surprise. Il regardait, stupéfait, un visage centenaire, creusé comme une peinture au couteau. Il y avait quelque chose d'anormal. Le jeune garçon cherchait des yeux, là où il n'y en avait pas. À la place, deux petites tranchées étaient creusées parmi les rides ; invisibles pour les moins observateurs. La tête était fixée vers une seule direction, vissée sur un long cou. Henry était toujours en proie à un état de terreur. Toutefois, il était soulagé que sa nudité forcée, ne soit plus un problème.

- Aurais-tu peur d'une vieille aveugle ?

Henry était troublé. Il craignait que sa méfiance ne se transforme en manque de respect. Il n'avait jamais supporté l'idée qu'il puisse faire du mal à son prochain.

- Non, je me sens juste... vulnérable. C'est des garçons de mon collège, ils m'ont pris mes vêtements et maintenant, j'ai peur de rentrer chez moi.

- Si c'est de vêtements dont tu as besoin, ce n'est pas un problème. Je peux t'en donner. Tu devrais venir avec moi, la chaleur t'a donné de la fièvre.

La vieille femme avait déjà ouvert la marche. Il la trouvait très habile dans sa manière de se déplacer, comme si elle connaissait par cœur l'emplacement de chaque pierre. Elle pénétra dans la cour avec aisance sans même en tâter l'entrée et s'arrêta net devant sa porte ouverte sur les ténèbres. Henry la précédait et se hâtait d'être dans le refuge. Si quelqu'un passait à ce moment précis, que penserait-il de cette étrange mise en scène ?

- Attends-ici ! N'entre pas avant que je ne vienne te chercher.

Elle avait pris un ton grave et Henry ne posa aucune question. Non loin de là, sous une fenêtre, un petit banc de bois fendu l'accueillit. Il n'y resta pas longtemps. Piqué par une écharde et surtout par sa curiosité, il se leva pour voir ce qu'il se trouvait derrière les carreaux. Il ne s'attendit pas à ce que ceux-ci eussent été condamnés de l'intérieur par des planches. Elles ne laissaient aucun espace où l'œil pouvait se satisfaire. La maison prenait l'ampleur d'un mystère. Henry faisait de sa résolution, une quête personnelle.

Son hôte l'invita à entrer. Il fut rapidement absorbé par l'obscurité et frissonna. La température venait de chuter brutalement. La non-voyante au visage centenaire referma la porte avant même que le jeune garçon ait pu prendre ses repères. Il avait pu brièvement visualiser un couloir, ainsi qu'une porte ouverte sur un escalier menant à un sous-sol.

- Vous n'avez pas de lumière, demanda timidement Henry.

- À quoi bon ?

Bien sûr, c'était évident. Il se sentit bête.

- Tiens-toi à mon épaule et suis mes pas.

Il entra en contact avec la fine enveloppe de chair recouvrant le corps osseux de la vieille femme. Le cortège défila brièvement jusqu'à atteindre une pièce traversée par un fin rayon de jour. Il s'agissait d'une cuisine modestement meublée. Elle avait la particularité de posséder un antique poêle à bois. Henry, trop poli pour le demander, espérait que son hôte prenne l'initiative de le faire fonctionner. Celle-ci attendit qu'il s'assoit sur un tabouret taillé dans le même bois que celui de la table avant de disparaître de la pièce, sans un mot.

Il s'habitua progressivement au manque de lumière et certains détails de la cuisine lui apparaissaient, prenaient du volume dans l'obscurité. Il y avait de grands placards fermés sur des secrets qu'il aurait voulu percer. Il y avait ces pots de terre, impeccablement alignés sur des étagères, renfermant de curieuses choses ; toutes sortes de bizarreries que le monde moderne qualifiait d'abominations. Henry voulait voir ce que son hôte ne pouvait jamais voir. Pourtant, il restait là comme un enfant sage, attendant la surprise d'une grand-mère.

Quelque-chose le surprit et le vissa un peu plus à la chaise. Des chuchotements se glissaient subtilement dans le trou de ses oreilles. Il remonta à la source. Les chuchotements sortaient des placards. Peut-être qu'un lutin se trouvait enfermé parmi la vaisselle. Henry pouvait bien le libérer, cependant il restait immobile, silencieux comme un mort et tentait de déchiffrer le sens caché de ce sifflement syllabique. Il délirait. Un mauvais coup de chaud lui avait fait monter la température. Il se rendit compte qu'il claquait des dents. Il tapota la cavité de ses oreilles avec ses mains, espérant rétablir son audition. Le chuchotement était toujours présent. Plus audible même. Il perçut quatre mots dont l'agencement était peu rassurant. Cette voix, il la connaissait bien à présent.

- Il sera des nôtres.

C'était à la fois énigmatique et tout à fait lucide. Henry avait vu assez de films et lu assez de livres sur le pouvoir des communautés sectaires pour savoir qu'il ne voudrait appartenir à rien ni personne. Il voulait à la fois s'en aller et à la fois cacher sa peau du regard des humains, comme un lézard dans l'ombre d'une pierre froide. Le silence était revenu, la vieille femme également. Elle tenait à la manière d'un plateau, un petit tas de vêtements pliés à la perfection. Ce qu'elle parvenait à faire de sa cécité était prodigieux. Elle s'avançait avec droiture, le corps particulièrement allongé, son foulard frôlant le plafond rocailleux. Henry fut tétanisé par cet effet d'optique. Il cligna des yeux et en un battement de cils, elle redevint ce qu'elle était d'ordinaire : une grande femme sans âge. Une incarnation presque magique, une maison peu ordinaire, dressée comme une illusion, au milieu de nulle part, des pièces sombres aux effets hallucinatoires ; pour Henry tout coïncidait.

- Couvre-toi de ces vêtements que je t'offre. Ce n'est pas grand-chose mais ça te suffira.

Henry jugea bon de ne pas contrarier une sorcière et se vêtit d'un pantalon et d'une longue chemise tombante, découpée dans de la toile. Il y avait également un épais chiffon plié dans la longueur, qu'il laissa là.

- Couvre-toi les yeux.

En voilà des manières. Elle avait pris un ton qui inspirait la méfiance. Que risquait-il en fuyant ? Qu'un sort le métamorphose en poule ? La Circé des temps modernes lui souriait tandis que les chuchotements avaient repris. Elle se voulait plus rassurante.

- S'il te plaît mon grand garçon, couvre-toi les yeux. C'est pour ta sécurité.

Henry essaya de parler mais sous l'effet de la sécheresse, sa langue restait collée au palais et ses cordes vocales manquaient de souplesse. Elle insista et ajouta : « Je vais te chercher un grand verre d'eau fraîche et te cuire des œufs au plat. Mais d'abord, tu te couvres les yeux. »

L'eau était plus ensorceleuse et persuada Henry de se plier à la règle. Les yeux couverts, il entrait dans une nouvelle dimension. Ses sens s'affolaient dans un environnement inconnu. Henry essaya de se rassurer avec quelques banalités et parvint à s'exprimer ainsi : « Comment vous vous appelez ? »

Un gobelet en terre apparut dans sa main. Il contenait la plus merveilleuse des eaux. Le jeune garçon s'extasiait discrètement et se sentait prêt à reprendre sa revanche sur ses ennemis. Il savait qu'il pouvait les massacrer sans un grand effort.

Craquement de coquille. Frétillement mélodieux.

- Appelle-moi Mélusine.

Son prénom était à l'image de sa personne : à la fois jeune et ancien. Elle présenta un plat fumant au parfum d'épices verdoyantes ; un peu de thym et de basilic. Elle lui glissa entre les doigts, une petite cuillère en bois, assez bombée pour y cueillir l'intérieur des œufs à la coque. Henry mangea sans retenue, salement et à l'aveugle. Le jaune, un peu collant, lui faisait par endroits, sur ses lèvres et son menton, une seconde peau. Le reste glissait dans sa gorge en lui procurant un plaisir intense.

- Mélusine, merci, c'était très bon. Maintenant il est tard et je dois rentrer, dit-il poliment en s'apprêtant à enlever le tissu de ses yeux.

- Non ! Surtout pas !

Mélusine montrait à nouveau sa part sombre.

- Il se tient là, juste à la porte. Il est en train de sonder ton esprit.

Henry oublia toute politesse et ricana.

- Qu'est-ce que vous cachez ici ? Un extraterrestre ? Il vient de quel univers ?

- N'insulte pas le roi ! Il pourrait bien t'avaler s'il le désirait.

Un feulement, plus redoutable que celui de cent chats menaçants, coupa à Henry toute envie de plaisanter.

- C'est... c'est un chat n'est-ce pas ? Je suis allergique aux chats.

- Oh non, ce n'est pas un chat ! Tous vos animaux de compagnie le craignent. Il est le roi et il décime toute créature qui ne lui prête pas allégeance. Approche mon roi, le repas est prêt.

Henry en eut la respiration coupée. D'un instant à l'autre, sa tête quittera le reste du corps et il restera conscient pendant cinq longues secondes où il se sentira glisser le long du tube digestif. Il éclata en sanglots et rien ne se produisit.

- Ils sont cuits comme tu les aimes ?

Quelqu'un parla dans un sifflement. Voilà pour les chuchotements. Quelqu'un d'autre habitait cette maison et il s'agissait de ...

En un éclair, l'enfant se recouvrit l'œil gauche, Il l'avait vu, ce long corps dressé comme le haut d'une canne, la tête immense plongée entre les mains de Mélusine et cette couronne d'épines qui lui conférait une supériorité terrifiante. Henry se replongea dans un paragraphe d'un livre dont vous êtes le héros.

« Une forme gigantesque, longue et luisante, glisse dans votre direction. Il s'agit d'un Basilic, le roi des serpents. Vite, munissez-vous de votre dé. Avec un score compris entre 1 et 3, vous parvenez à vous protéger les yeux et fuir. Avec un score compris entre 4 et 6, vous... »

- Je vais mourir.

Il avait la sensation que le roi serpent s'était tourné vers lui. Maintenant, c'était son souffle acide qu'il sentait. Henry en respira l'odeur et sa gorge brûlait. Il ne se retint pas de tousser et cracha ce qui allait être probablement son dernier souffle.

- La peur te désarme Henry, siffla le basilic, il y a chez toi une grande humilité.

Le jeune garçon ne supportait plus cette peur qui le contusionnait. Il avait la sensation que son esprit rationnel s'échappait pour laisser place à une terreur permanente. Il suppliait de se faire dévorer.

- Non, je ne vais pas te manger. Les œufs me feront tenir jusqu'à cette nuit. Je ne chasse que les orgueilleux, ceux qui s'accaparent du pouvoir illégitime en faisant souffrir les plus sages, les plus purs. Je sonde les âmes et épargne les bons.

Une main se posa sur l'épaule d'Henry.

- Voilà presque six cents ans que j'ai été sauvé. Ici même, dans cette maison. C'était une époque terrible. Pas aussi terrible que celle-là bien sûr, mais les barbares ne se cachaient pas la nuit pour commettre leurs crimes. Ils ont profité de ma cécité pour me prendre tout ce que j'avais ... Sauf ma virginité. Le roi serpent est intervenu à temps. Ils étaient tombés, les uns après les autres, morts. Ainsi j'ai gardé mon innocence. Il est devenu en quelque sorte mon compagnon, mon ami fidèle. Et moi, j'ai toujours veillé à ce qu'il ne manque de rien.

Il y avait beaucoup de détails perturbants pour Henry. Il aurait aimé avoir une précision pour chaque mot prononcé. Il y avait pourtant quelque chose d'improbable, plus improbable que l'existence d'une telle créature.

Comment est-ce que l'on peut vivre plus de six cents ans ? D'après le livre des records, la personne la plus âgée au monde avait tout juste cent dix-sept ans !

- Il y a des évènements dans ce monde dont personne n'a idée. Seuls, ceux dont l'esprit n'est pas pollué par la modernité, peuvent voir au-delà des limites de ce qui est humainement concevable, répondit sagement le Basilic. Il ne faut pas vouloir voir.

Le roi serpent marqua une pause pour donner à sa phrase un ton énigmatique. Henry était perturbé à l'idée qu'une monstruosité puisse se tenir trop près de sa tête.

- Maintenant que tu es appareillé pour écouter, tu comprendras plus facilement le fonctionnement de ce vieux monde auquel tu appartiens et que tu ne connais pas.

C'est ainsi que le Basilic commença son histoire ; un récit hors du temps.

Dehors, il faisait nuit noire et la maison, où se tenait Henry, transporté par des histoires de magie, avait complètement disparu. Quelque part, quelques voisins s'étaient réunis pour soutenir des parents inquiets. La police voulait se montrer rassurante : « Des fugues, on en a tous les jours ! Ne vous inquiétez pas, ils reviennent toujours ! » Ce n'était pas du goût d'Henry. Fuguer dans cette réalité ne pouvait pas rendre le monde meilleur. Il préférait fuir par des portes secrètes, dessinées sur un mur, posées sur des armoires magiques et entrer dans d'autres réalités. Durant cette terrible nuit qui allait sceller le destin de certains habitants, l'enfant se laissa charmer par le récit du roi serpent, jadis né homme, puis maudit par la vengeance d'une enchanteresse et condamné à cette apparence monstrueuse jusqu'à ce qu'il se tue de son propre regard. En lui, coulait la source de l'immortalité ; un sang millénaire dont s'abreuvait régulièrement Mélusine.

Cette logique fantaisiste satisfaisait Henry. Il jubilait d'avoir eu raison durant toutes ces années. Ses parents se désespéraient de le voir perdre son temps avec la fantaisie. Chaque récit qu'il avait lu, était un authentique document visant à préparer les humains à la rencontre avec l'irrationnel. Henry avait transcendé toute peur. Il se sentait prêt à changer de vie. Prêt à payer un prix fort. « Au royaume des sourds, les aveugles sont rois ».

L'enfant ne vit pas le petit matin. Toutefois, le chant du coq ne lui avait jamais paru aussi mélodieux. Le Basilic était allé se réfugier dans un trou ; un ancien puits de douze mètres de profondeur qui le protégeait du cri de cet animal. La légende populaire était donc vraie. Henry ne pouvait pas s'empêcher d'explorer du bout de ses doigts, ses deux profondes blessures que Mélusine prenait le temps de soigner avec amour. Ce matin-là, il avait avalé trois œufs durs. Dehors, dans cette autre réalité à laquelle il n'appartenait plus, une foule d'inconnus bravait la canicule. Du clocher de l'église au petit étang de pêche, on pouvait entendre des « Henry ! Henry ! ».

L'ami du roi serpent n'entendait rien. Il était hypnotisé par le murmure paisible et mystérieux de la nature.

À midi, il était au fond du puit. Il apprenait le monde à travers les paroles de la créature qui avait tout connu ; les trésors perdus des Édens saccagés, la rage des hommes et le reflet de l'or dans leurs yeux.

À minuit, il se tenait près des corps froids de Charlie et des cousins Pedone. Il aurait aimé voir l'expression de leur visage. Il écoutait le silence qu'il avait toujours attendu.

Henry avait cessé de courir...

FIN